Monsieur le Président de la République Centrafricaine,
Illustres Leaders des grandes religions mondiales,
Je souhaite donner la bienvenue de la part de la Communauté de Sant’Egidio à ceux qui participent à ce congrès, dont j’approfondirai la signification. Pas avant avoir remercié Monsieur le cardinal Don Carlos Osoro Sierra, qui a voulu que Madrid soit, pendant quelques jours, la capitale du dialogue, convaincu que le dialogue nous sauvera et non pas les frontières. Merci monsieur le cardinal ! Paix sans frontières peut paraître une utopie. Les frontières ne sont-elles pas un frein à l’instabilité ? Les frontières, tracées au cours des siècles, identifient les Pays et sont pour les identités nationales comme les murs des maisons qui garantissent l’intimité et l’identité d’une famille. Il existe d’ailleurs des frontières entre les religions et les Églises, qui se distinguent par leurs expériences spirituelles et leurs contenus théologiques différents.
Dans le monde global, nous avons tous besoin, pour vivre, d’une enceinte délimitée. Une nation, une langue, une culture, représentent une maison. Par les temps qui courent, nous en avons besoin aussi pour nous abriter des vents froids d’une globalisation écrasante, toute économique et commerciale, qui arrache les cultures et les racines. La destruction des identités conduit au déracinement, terrain fertile pour les fanatismes et les radicalismes.
Le problème n’est pas l’existence des frontières. Il s’agit plutôt de comment vivre les frontières dans un monde, grand et parfois terrible. Souvent des frontières qui refoulent et pleines de haine déchirent le monde, en instaurant un climat conflictuel et menaçant. On parlera, dans les tables rondes et les débats de ce congrès, de nombreux aspects du vivre ensemble global. Le problème qui nous tourmente est la paix. On nous rétorquera que c’est une manière de l’affronter trop générale et qu’elle doit être prise en examen de manière plus spécialisée. Cela paraîtra naïf mais laissez-moi dire que la vision unitaire de la paix est héritée des religions : une paix qui arrive à tous et qui met fin aux conflits, rapproche les hommes et touche les cœurs. Ce sera, je crois, l’esprit de l’intervention du métropolite Hilarion de Volokalamsk, présent avec une délégation significative de l’Église russe.
Les croyants, hommes et femmes sont décrits par les textes religieux comme ceux qui tournent les yeux vers le ciel, au-delà des frontières. Le ciel ne s’emprisonne pas dans les frontières. Nous voulons parler de paix de manière globale, bien qu’on ait égaré la dimension unitaire de cette grande idée. Les conflits en cours, les menaces de guerre, les frontières embrasées alarment bien peu. Nous sommes trop habitués à l’absence de paix et il nous suffit que la guerre soit loin de nous. Pourtant, dans notre monde globalisé – comme en est la preuve le terrorisme –seule une paix plus grande pourra nous mettre à l’abri.
Mes frontières ne me mettent pas à l’abri ! Que l’on pense aux questions écologiques, finalement perçue de nos jours comme un terrain crucial, alors qu’encore récemment elles étaient l’apanage des spécialistes. Si nous voulons sauver notre pays de la destruction, nous devons sauver la terre ! Il y a des problèmes insolubles sans perspectives et sans actions au-delà des frontières.
Nous n’avons pas encore apprêté les instruments pour agir de manière globale sur l’environnement. Le pape François l’a dénoncé dans l’encyclique Laudato sì, quand il a dit : « La terre, notre maison commune, semble se transformer toujours davantage en un immense dépotoir ». Ce texte est un cri d’alarme devant le pillage de la terre toujours plus inhospitalière pour les générations futures. Du cri de douleur, dans cette encyclique, jaillit une prière : « Ô Dieu des pauvres…/ Guéris nos vies, pour que nous soyons des protecteurs du monde et non des prédateurs, pour que nous semions la beauté et non la pollution ni la destruction ».
Nous avons trop peu d’instruments pour agir de manière globale. Les conséquences des désastres écologiques ne s’arrêtent pas aux frontières : tout le monde est concerné. Quand l’Amazonie brûle, nous brûlons aussi avec la grande forêt ! La terre révèle que nous sommes tous concrètement liés. Les religions l’enseignent depuis des millénaires : l’humanité, les personnes, les peuples, ont tous un destin commun. L’humanisme religieux l’a toujours senti même s’il l’a parfois oublié.
Bauman, lors de notre congrès de 2016 à Assise, affirmait devant les leaders religieux : « Nous sommes tous dépendants les uns des autres et on ne peut pas revenir sur nos pas : en fait nous essayons encore de gérer cette réalité cosmopolite par des moyens mis au point par nos ancêtres pour vivre dans une réalité limitée. Mais c’est un piège ». Il avait raison, nous gérons la réalité globale par des politiques et des instruments d’autrefois, inadaptés aux dimensions actuelles. Par une synthèse lucide, Bauman discernait le double effet de la globalisation : « elle divise autant qu’elle unit ; elle divise alors qu’elle unit… » Les murs tombent et les murs resurgissent en même temps. C’est ce que nous vivons actuellement.
Un anniversaire s’impose à notre attention, le 9 novembre 1989 : il y a trente ans s’écroula le mur de Berlin et pris fin le monde des frontières fermées et des murs de la guerre froide. 1989 fut la grande surprise d’un changement pacifique. C’était inattendu pour la quasi-totalité de la population et des hommes politiques. Il n’y a qu’à se souvenir que -quelques jours avant la chute du Mur de Berlin- le chancelier allemand Kohl, bien qu’étant un homme politique clairvoyant, parlant avec le ministre des Affaires Étrangères polonais Geremek (je tiens à rappeler que Geremek était assidu à nos rencontres), dit : « Nous savons bien tous deux que nous ne vivrons pas assez pour voir l’Allemagne réunifiée ». Le mur par contre s’écroula peu après et le processus de globalisation se mis en route rapidement.
Un souvenir me revient à l’esprit sur l’histoire de nos rencontres dans l’esprit d’Assise. Nous étions à Varsovie le 1er septembre 1989 pour la prière pour la paix : il y avait une grande effervescence faite d’espoirs et d’incertitudes, alors que les fils du dialogue se renouaient. Je me souviens de ces jours denses de mémoire de la seconde guerre mondiale dans une Pologne qui avait beaucoup souffert. Le cœur de la rencontre fut un rêve de paix qui paraissait à l’époque plus proche : « jamais plus la guerre ! ».
Depuis nous nourrissons la profonde conviction que la mondialisation économique et politique doit aller de pair avec une mondialisation spirituelle. C’est la contribution de nos rencontres annuelles. Il y a trente ans démarra la globalisation. Nombreux la prirent pour l’inauguration d’une ère de paix. Il y a eu un grand élan dans la vie des peuples : ils ont commencé à regarder au-delà des frontières, à se sentir membres d’un destin unique, à nourrir une vision plus large. La globalisation, semblait-il, après 1989 stimulait les processus unitifs : même religieux, œcuméniques, culturels. Pourtant – à bien voir les décennies qui se sont écoulées- nous devons constater que la globalisation a été un géant économique et que l’humanisme spirituel global n’est qu’un embryon.
Voilà que, étourdi par le succès et l’arrogance de l’intérêt économique, le monde global a égaré l’enthousiasme pour la paix ; il a perdu le sentiment généreux d’une vision globale au détriment d’intérêts partiels : il a valorisé la frontière des autres. Cette frontière derrière laquelle les autres pâlissent, comme si elles n’existaient pas ou elles représentaient une menace. Dans le monde global, malheureusement il y a eu peu de visions globales ; bien peu les visions nourries par un esprit large et généreux.
En trente ans, de nouveaux conflits ont éclaté. Pensez à ceux qui sont nés depuis la fin de l’Union Soviétique. Si certaines frontières ont diminué d’importance, comme c’est le cas au sein de l’Union Européenne, d’autres sont devenues tendues et des combats ont été engagés pour créer de nouvelles frontières. Certaines frontières n’en sont pas, ce sont des murs : pour des raisons militaires, défensives, pour bloquer les migrants, pour défendre l’espace national. Dans le monde global, on se déplace, migrants et réfugiés, dans des proportions jamais atteintes dans l’histoire, et pourtant les frontières réapparaissent. La question des migrants et des réfugiés se pose avec une telle intensité qu’il est impossible de la résoudre rien que par les choix des pays concernés. Filippo Grandi, que je salue, pourrait en témoigner ! En absence de visions larges, on assiste à une reprise des perspectives nationales antagonistes ou nationalistes, des réactions simplificatrices devant une globalisation qui paraît menaçante, une simplification qui protège des problèmes complexes. Je ne veux pas me laisser aller à des propos alarmistes. Mais on ne peut pas vivre notre quotidien avec ses défis complexes et interconnectés sans rechercher une vision large, sans le souffle d’un humanisme planétaire.
Il faut évoquer un autre anniversaire : le 1er septembre 1939, les troupes nazies violèrent les frontières polonaises et commença la guerre la plus horrible entre européens, une guerre qui devint immédiatement mondiale, qui a dévoré des millions de personnes, produisant mort, dévastations, horreur, génocides, des choses inimaginables pour l’esprit humain mais qui se sont réellement produites. Je m’incline devant un témoin de la guerre et de la Shoah, un enfant de Buchenwald, comme le rabbin Meir Lau. La mémoire de la guerre nous met en garde sur l’horreur que représente toute guerre.
Dans le creuset de la douleur de la guerre, il y a quatre-vingts ans, s’est développée une forte conscience du respect des souverainetés et libertés des peuples et des droits de l’homme. Ce sont les racines de la philosophie et du rôle des Nations Unies. A partir de la deuxième guerre mondiale commença le processus d’armement nucléaire, la course qui – malgré les pas décisifs de ces dernières décennies – connait aujourd’hui des régressions préoccupantes. Le 1er septembre 1939 correspond au début de la mondialisation de la haine et de la guerre, comme ça ne s’était jamais produit au cours de l’histoire de l’humanité. Cela révèle quel mal et quelle souffrance peut engendrer une guerre sans frontières ! Cela nous rappelle combien la paix n’est jamais garantie et combien la logique du conflit peut entrainer violemment les volontés politiques et les broyer dans un engrenage. Aujourd’hui, il n’y a pas d’homme de paix, même le plus jeune, qui ne doive se confronter à l’héritage de la génération de la guerre.
La réalité complexe du monde contemporain ne peut pas être simplifiée par l’élimination brutale des frontières et ou des intérêts partisans. La réalité est polyédrique, comme le pape François se plait à le dire. Il faut donc le revêtir d’un dialogue articulé et pénétrant. C’est la raison pour laquelle nous sommes fidèles à « l’esprit d’Assise », créateur de rencontres, de dialogue et d’amitié, qui souffle depuis 1986. L’un des derniers fruits de cet esprit, qui remonte à février dernier, est le document novateur et consistant sur la Fraternité humaine, pour la paix mondiale et la coexistence commune, signé à Abu Dhabi par le pape François et le grand imam d’Al-Azhar, Al Tayyeb, qui désigne comme voies de paix : « le dialogue, la compréhension, la diffusion de la culture de la tolérance, de l’acceptation de l’autre et de la coexistence ».
Nous ne devons pas être résignés face aux raisons pesantes des intérêts partisans, comme le sont devenus beaucoup de dirigeants de la planète. Souvent, dans leur indigence, les pauvres ont l’intuition du chemin. Le chemin de l’esprit ouvre les chemins, unit, facilite le dialogue. Il s’agit d’une véritable force.
Oui, malgré les soubresauts de l’histoire, le dialogue appartient profondément aux religions, comme à chaque culture dans laquelle prédomine l’humanisme. Les religions, en effet, cultivent « l’origine transcendante du dialogue », comme le disait une figure spirituelle du XXe siècle. Dialogue et universalisme, avec des histoires différentes, sont inscrits dans les chromosomes et dans le vécu des religions. Et ces racines portent du fruit. Les frontières existent, mais elles ne peuvent pas devenir des murs, ni configurer l’avenir. Les croyants les dépassent par le regard du cœur et par la parole du dialogue. Le psaume 60 nous encourage par sa simplicité : « Des extrémités de la terre, je t'appelle, Seigneur ».