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Andrea Riccardi

Historien, fondateur de la Communauté de Sant’Egidio
 biographie

Monsieur le Président de la République,
Monsieur le Président de la République Centrafricaine,
Votre Altesse royale le Grand-duc de Luxembourg
Sainteté,
Illustres Représentants des Religions Mondiales,
Chers amis,

 

C’est pour moi une grande émotion et une satisfaction de retrouver ici, à Assise, un grand nombre de personnalités religieuses, d’humanistes, de croyants de différentes religions. Je me souviens, il y a de cela trente ans, une intuition simple et profonde à la fois se dessina à l’horizon de la ville de Saint François : les religions étaient ensemble pour relever le défi de la paix face au monde ! Ce n’était pas évident. Ce n’est pas évident aujourd’hui non plus, alors que le totalitarisme religieux se fait violence et terrorisme.

Un événement simple mais nouveau : prier pour la paix, ne plus vivre les uns contre les autres comme on l’avait fait pendant des siècles, peut-être pendant des millénaires. Jean-Paul II invita à Assise les leaders des religions du monde le 27 octobre 1986. Je me souviens qu’à Assise, ce jour-là, il faisait froid et le vent soufflait mais la lumière rayonnait. On sentait qu’il s’agissait d’une journée historique.

On ne parla pas et on ne parlementa pas. On pria seulement dans un esprit pacifié, les uns à côté des autres pour la paix. Ce fut une image inédite, presque une icône moderne : les leaders religieux – vêtus de leurs habits traditionnels – recueillis ensemble. Cette image était empreinte de beauté, presque une esthétique du dialogue. Se montrer ensemble témoignait aux fidèles que vivre ensemble était possible et que les peuples étaient une unique grande famille. Jean-Paul II dit : « Aujourd’hui, plus que jamais, dans l’histoire de l’humanité, le lien intrinsèque qui existe entre une attitude authentiquement religieuse et le grand bien de la paix est devenu évident à tous».

Ce lien avait été occulté par le fanatisme ou par des systèmes idéologiques. Assise ne voulait pas dire se conformer à un comportement politically correct mais la manifestation d’une profondeur intrinsèque aux traditions religieuses, qui faisait tomber des inimitiés séculaires héritées de l’histoire. A l’époque, le monde, malgré quelques signes timides, était sous le joug des deux blocs antagonistes. Ce joug paraissait être encore le moteur de l’histoire. Que pouvait la prière ?

 

C’est en ces années-là que les religions commençaient à jouer un rôle public dans les relations entre les peuples. Jean-Paul II avait senti qu’il fallait les ancrer à la paix et les libérer de la tentation de se résigner à la guerre ou de la justifier. Par un seul geste on récupérait les espoirs et les efforts pionniers de ceux qui avaient rêvé et pressenti un tel événement. La nouveauté d’Assise 1986 provoqua des réactions irritées de la part des chrétiens zélés et de la part d’autres religions. Ne renonçait-on pas à l’originalité unique de sa propre identité ? 

Beaucoup, à la fin des années quatre-vingt, conclurent qu’Assise 1986 avait été l’extravagance d’un grand pape, secondé par des leaders religieux complaisants, ou tout au plus une faiblesse. Par contre, les rusés (il y en a toujours dans les religions et ailleurs) conseillèrent qu’Assise 1986 reste un événement isolé, sans qu’on y donne suite, comparable à une folie passagère. Ce n’était pas une folie mais une prophétie. Cette journée joua dès le début un rôle historique. J’entends encore aujourd’hui retentir la voix du pape Wojtyla qui criait son attente : « La paix attend ses bâtisseurs…La paix est un chantier ouvert à tous ». 

Assise, pour lui, ne devait pas rester un épisode sans suite : il fallait que les religions, se rapprochant les unes des autres à travers l’amitié et la prière, produisent des énergies de paix. 

Depuis Assise, commencèrent des parcours concrets de pacification impliquant des leaders politiques et religieux. Je ne cite que l’exemple du Mozambique qui mit fin à une guerre civile qui avait causé un million de morts.

Quelques mois après la journée d’Assise, Wojtyla se mit à insister avec obstination sur ce que l’on commençait à appeler « l’esprit d’Assise » : Là, on a découvert, de manière extraordinaire, la valeur unique qu’a la prière pour la paix et même que l’on ne peut obtenir la paix sans la prière, et – ajouta-t-il avec force- la prière de tous, chacun dans sa propre identité et dans la recherche de la vérité ». Il y a besoin de la prière de tous : sans exclusion, sans renoncer pour autant à sa propre identité.

C’est pourquoi, dès 1987, je mûris le choix avec mes amis de la Communauté de Sant’Egidio de donner suite à l’intuition de Jean-Paul II en rassemblant à nouveau les leaders religieux. Je me souviens de l’enthousiasme du cardinal Martini pour la première rencontre à Rome en 1987, dans le quartier de Trastevere, que Jean-Paul II encouragea avec force, en nous demandant de continuer. J’étais frappé par le désir d’un grand nombre de leaders religieux de se défaire de leur caractère distinctif pour embrasser un horizon plus vaste : ce que – quelques années plus tard- nous aurions appelé le monde global. Un monde fermé, souvent, emprisonne les croyants, soumis à des logiques conflictuelles, à des fanatismes et à des nationalismes. La rencontre est une libération.

 

Depuis, chaque année, pendant trente ans, nous avons continué à nous rencontrer. En même temps, à travers le monde, les familles franciscaines aussi ont répandu l’esprit d’Assise, en alimentant une vision fraternelle de la rencontre entre les religions. Je remercie les communautés franciscaines d’avoir empêché que cette lumière s’éteigne. Je remercie aussi mes amis de Sant’Egidio qui ont cru à ce chemin concret qui pouvait sembler illusoire. Pendant trente ans, cet esprit a soufflé : en faisant grandir des liens fraternels, des actions de paix, en inspirant des liens entre des communautés religieuses différentes, en s’opposant à l’asservissement de la religion à la guerre et au terrorisme.

Dans l’Orient chrétien, le patriarche œcuménique Bartholomée a donné un grand élan à ce nouvel esprit, à partir de 1992, le long du Bosphore, à la croisée des chemins, en travaillant infatigablement pour la rencontre entre des mondes différents. Je voudrais rendre hommage à son engagement pour la foi et la paix qui continue depuis vingt-cinq ans. Bartholomée a démasqué clairement le fanatisme : « la guerre au nom de la religion est une guerre contre la religion ». Mais la paix entre les religions est en harmonie avec la paix de l’environnement. Il a dit à Naples en 2007 : « la violence (exercée contre la nature) à des conséquences sur l’homme même, parce que la nature violée se venge de l’homme qui a commis la violence ».

Au long de ces trente années, nous avons commémoré les guerres, la seconde guerre mondiale et la Shoah. Je me souviens de la rencontre de Varsovie, le 1er septembre 1989, cinquante ans après la deuxième guerre mondiale, dans un climat fébrile puisqu’un système allait prendre fin. Un grand nombre de leaders religieux japonais accoururent qui, avec les asiatiques préservent la mémoire de la guerre mondiale. Le Vénérable Eti Yamada, à l’époque âgé de 94 ans, qui avait participé à la prière d’Assise, affirma : « Il faut continuer les idées de la Journée de la Prière d’Assise… c’est ainsi que l’esprit d’Assise fut apporté en Orient ». Un Japon éprouvé par la guerre et parfois dépaysé par des décennies de développement accéléré, a senti dans l’esprit d’Assise un repère spirituel fort.

Au cours des deux décennies suivantes, l’esprit d’Assise a habité le monde global, avec ses défis : le rapprochement des peuples, mais aussi les nouvelles peurs. Il a fait ses comptes avec la terreur de l’histoire qui entraine aujourd’hui un grand nombre. Zygmunt Bauman, que je salue avec estime et affection, a écrit : La génération la mieux équipée technologiquement de toute l’histoire humaine – c’est-à dire la nôtre – est aussi la génération qui souffre le plus à cause d’un sentiment d’insécurité et d’impuissance ». Bauman a illustré avec lucidité la complexité de l’être humain : sa personne et sa pensée humaniste représentent, depuis longtemps, un repère dans le dialogue avec les humanistes que nous jugeons essentiel. 

 

 

Aucune hégémonie ne peut assembler un monde aussi fragmenté et complexe que le monde global. La governance mondiale a du mal à se réaliser. Il y a pourtant besoin d’une vision globale et œcuménique : la conscience que nous formons une unique humanité. L’art du dialogue devient capital pour unir et rapprocher, pour mettre en évidence ce qui est commun et valoriser ce qui est différent. La maîtrise de l’art du dialogue –insiste Bauman- est « quelque chose que l’humanité doit affronter plus que tout autre chose, autrement rien que la pensée de quel serait son sort est trop horrible ». Le dialogue permet de recoudre et rassembler les morceaux d’un monde fragmenté.

Les religions pacifiées sont devenues des ateliers, même dans les replis de la vie quotidienne, pour développer le dialogue comme l’art du vivre ensemble : elles combattent les terribles simplifications matérialistes, qui ont trait à l’économisme mais aussi les simplifications fanatiques. Le dialogue dans la vie quotidienne : je me souviens, il y a quelques années, dans la banlieue incendiée d’Abidjan, l’imam, le curé et le pasteur protestant arrêtèrent la foule qui, après l’incendie de la mosquée, allait brûler l’église.  Il s’est passé la même chose en Centrafrique, où l’imam, le pasteur et l’évêque de Bangui ont bâti des ponts entre des groupes ethnico-religieux en lutte. En effet – sous toutes les latitudes- ou nous vivrons ensemble ou nous mourrons ensemble ». 

Bien souvent, devant les actions terroristes, devant les conflits, on nous a dit : mais à quoi sert votre dialogue ? On pourrait dire : à quoi sert la prière ? Comme le monde serait vide ! comme le monde serait terrible sans le dialogue et la prière ! La prière illumine secrètement le monde, alors que le dialogue empêche la réalité qui risque autrement de se morceler en proie aux haines et aux incompréhensions ».

Le dialogue et l’intelligence de la cohabitation : un art nécessaire dans un univers, fait de religions, cultures, civilisations différentes. Ce n’est pas une unique civilisation, mais la plus grande civilisation : la civilisation du vivre ensemble. C’est là que les laïcs et les croyants se côtoient. Comme l’a dit le président français, en saluant un grand ami qui n’est plus, Emile Poulat : « La laïcité n’est pas une doctrine, ni un dogme, ni la religion des sans religion. Mais c’est l’art du vivre ensemble ».

 

Au fil des ans, beaucoup de mondes religieux sont devenus des espaces du culte et du dialogue et du vivre ensemble. Pietro Rossano, un spécialiste des religions et notre grand compagnon de route disait : « Chaque religion, quand elle exprime le meilleur de soi tend vers la paix. Nous sommes conscients que la religion en soi est une force faible. Elle ignore les armes, le gain, le pouvoir politique… Mais elle possède la force de l’esprit qui peut la rendre forte, invincible et finalement victorieuse ».

C’est la force de l’esprit qui nous mène sur la route du vivre ensemble en paix. Tout cela nous fortifie et exige que nous ayons tous un plus grand courage pour créer un mouvement de paix.