5 Octobre 2010 10:00 | Ajuntament. Saló de Cròniques
Barcelone 2010 - Intervention de Laurent ULRICH
Saisissant au vol l’interview d’un artiste, j’en retiens ceci : « je ne suis pas croyant, dit-il, je ne supporte pas les religions, mais je suis fasciné par les hommes de religion ! »
Et je rapporte librement la suite de ce que j’ai entendu : je suis fasciné par ces hommes à la mesure de leur engagement personnel dans ce qu’ils ont choisi de vivre, dans ce que leur engagement leur permet de faire dans la vie, pour les autres, pour la société… Ceux qui ont vu tout récemment en France le film de Xavier Beauvois, intitulé « Des hommes et des dieux », qui relate librement l’histoire de l’enlèvement et de la fin tragique des moines cisterciens en Algérie au printemps 1996, pourront aussi comprendre de quel paradoxe il s’agit.
Voilà en effet une approche très moderne de notre sujet : on ne peut plus supposer que les positions en présence soient aussi clairement définies et tranchées que naguère…
Peut-on dire simplement : croyants et non-croyants ? « Je ne suis pas croyant » : pendant des années, une belle émission de chants religieux chrétiens et plus spécialement liturgiques, sur une radio publique, commençait, en générique, par une longue citation qui expliquait qu’il n’était pas nécessaire d’être croyant pour aimer et rechercher la musique religieuse, et même qu’il était presque inconvenant de supposer que l’amateur de musique religieuse était plus ou moins en état de recherche religieuse. J’avoue qu’il me paraissait assez provocant de répéter chaque semaine cette profession de non foi chrétienne : est-ce que ce déni ne portait pas à ajouter comme le soupçon d’un aveu ?
D’ailleurs peut-on ouvrir le champ du dialogue entre croyants et non-croyants sans évoquer les agnostiques, ceux qui disent ne pas savoir, ne pas pouvoir décider en matière de foi, ceux qui avouent un certain scepticisme ? Dans la recherche de la vérité, pensent-ils, peut-on conclure ? et cette attitude affecte une grande part de nos cultures présentes. Réduire le dialogue aux croyants et aux non-croyants non seulement laisse de côté toute une part de l’humanité d’aujourd’hui, mais de plus ne permet pas de cerner avec pertinence les enjeux et les défis communs à notre humanité.
Personne ne doute de nos jours que les défis communs s’imposent à la fois aux religions et aux divers courants de pensée. On a beau dire que la sécularisation marque un recul des religions et de leurs expressions publiques, il demeure des manifestations de type religieux qui expriment et réunissent des facteurs d’identité, de solidarité et de communauté. De même se développent aussi des recherches personnelles en termes de bien-être, d’équilibre de vie, de spiritualité, d’approche du sacré, d’ouverture à une expérience de la transcendance : la recherche mystique a aussi un avenir. On sépare volontiers dans le paysage religieux contemporain, selon l’analyse d’Ernst Troeltsch, les Églises, les sectes et les courants mystiques – et dans les ‘Églises’, on range évidemment les grandes communautés religieuses représentées dans cette rencontre annuelle « Hommes et Religions » – ; cette perception est très intéressante parce qu’elle empêche l’assimilation du dialogue interreligieux avec les seules religions fortement institutionnalisées. Qu’on le veuille ou non, on s’éloigne des attitudes de négation de la foi, et d’une culture de l’abstention de toute conviction, car nos cultures sont marquées par une efflorescence de croyances.
Quant aux hommes de religion, en dépit des faiblesses humaines que l’on traque chez eux comme on cherche la paille dans l’œil de ses voisins, ils sont de plus en plus acceptés comme porteurs d’une expérience personnelle, d’une expérience qu’on peut refuser ou combattre, mais qui parle au cœur des contemporains. Une expérience qui peut fournir un modèle, ou la possibilité d’un chemin, du moins un questionnement. Le Pape Paul VI a résumé, dès 1975, cette aspiration de notre époque à trouver de tels hommes, en raison même de la difficulté à se repérer dans un monde complexe et partagé entre tant d’options : « L’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres, ou s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins. »
Cette analyse du pape Paul VI touche autant les croyants que les non-croyants. Regardez à quel point des non-croyants déclarés cherchent et proposent des modèles d’engagement humain, social, éthique dans lequel très souvent la solidarité s’impose comme une rencontre, un dialogue, une quête possible entre tous. En France, par exemple, nous avons des témoins marquants, en la personne de scientifiques comme Axel Kahn ou Albert Jacquard, de philosophes comme Luc Ferry ou Edgar Morin ; en Allemagne, on pense à Jürgen Habermas.
Les institutions religieuses disposent-elles de stratégies pour reconquérir de l’influence ? Ces stratégies sont-elles couronnées de résultats ? Ne s’agit-il pas davantage d’évolutions culturelles qu’il faut observer et analyser avec pertinence pour saisir les réelles aspirations de nos contemporains, et entrer en dialogue avec eux ? Si les croyants voient, dans les événements culturels qui traversent nos sociétés, des signes à lire et à interpréter pour ouvrir les vrais dialogues entre frères humains, les non-croyants y verront peut-être des éléments à saisir pour faire progresser la rationalité et la justice ; tandis que les sceptiques relèveront les interrogations que ces faits culturels ouvrent… Mais rien ne justifie l’indifférence. On me permettra de citer les récents « États Généraux du christianisme », organisés à Lille, ma ville épiscopale, par l’hebdomadaire catholique La Vie, qui ont réuni il y a quelques jours deux à trois mille personnes, pour des débats très ouverts, sous la question pertinente : « Notre époque a-t-elle besoin de Dieu ? »
Personne n’est dispensé de chercher à penser les raisons de ce qui arrive. C’est ainsi que je comprends la question des enjeux auxquels nous sommes confrontés…
Quels sont alors les enjeux et les défis qui s’imposent aux hommes de religion, quelles que soient leurs options : hommes de religion, institutions religieuses, ou hommes qui ont simplement à cœur de ne pas laisser l’humanité s’enfermer dans le vide ou les impasses, et au contraire de lui permettre de vivre ?
J’en vois trois :
La sociabilité universelle, et le respect inconditionnel des personnes. Charles de Foucauld se voulait « frère universel ». Dès le début du 20è siècle, il percevait l’enjeu des rencontres à venir entre les peuples et les cultures. Cette sociabilité ne peut se construire en dehors d’un respect absolu de l’autre. Emmanuel Lévinas avait construit sa justification sur la rencontre irréductible du visage d’autrui. On connaît sa très belle pensée : « regarder un visage, c’est accepter d’être tenu en échec par une énigme. » Permettez au pasteur que je suis de vous citer l’un de ses entretiens avec un des célèbres hebdomadaires français, Le Nouvel Observateur. On pose à Emmanuel Lévinas la question suivante : « Comment en êtes-vous venu à donner à la relation interhumaine, à la rencontre du visage, du regard sur l’autre, la première place dans votre pensée ? Et le maître répond : – C’est lié au mode de vie qui était celui de mon entourage familial et à la lecture de certains livres, dont la Bible, où j’ai reconnu très tôt le souci de constituer l’humanité, c’est-à-dire un ordre moral intégral, en partant des données concrètes de l’humanité réelle. » Voilà pourquoi je crois que le défi actuel des migrations dans le monde – défi dont nous ne vivons probablement que les prémisses aujourd’hui – va donner à cette question une dimension fondamentale très aigue.
Le second est celui de la liberté d’opinion, et notamment d’opinion religieuse, et d’expression publique de cette opinion, de la pratique religieuse comme un acte de la sphère publique. Il ne s’agit évidemment pas d’ouvrir des opportunités nouvelles de conflits religieux ; le régime de la laïcité est en train de gagner les consciences, et heureusement : il n’est pas possible que le champ de la vie publique soit pollué par des affirmations identitaires au point d’exacerber les différences et nourrir les occasions de violences. Mais la liberté de ne professer aucune religion ne peut pas se transformer en interdit de confession publique de la religion, ni s’imposer désormais comme une règle de la vie sociale. Si les États, progressivement, choisissent l’abstention en matière religieuse, ce n’est pas comme un choix philosophique qui crée une norme intérieure pour les individus, mais c’est en légitime respect du pluralisme des options possibles en ce domaine à l’intérieur même de chacune des sociétés.
C’est évidemment dans un état d’esprit très attentif à ce phénomène naissant que le Concile de Vatican II s’est exprimé de façon prémonitoire au milieu des années soixante. Mais son point de vue n’est pas celui de l’ordre public, il est celui de la personne humaine, de sa dignité, et des droits imprescriptibles de tout homme. Je le cite : « le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse (…) de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. » Et dans son audience hebdomadaire du mercredi 8 septembre dernier, à Rome, le pape Benoît XVI a souligné :« Dans le contexte social actuel, où des peuples et des cultures entrent en contact, le développement des droits universels, intangibles, inaliénables et indivisibles, est obligatoire ».
En cela nous rejoignons le premier défi commun : c’est parce qu’il y a, dans notre temps, toutes les cultures présentes dans toutes les parties du monde que la neutralité des États s’impose, et que doit se gagner la possibilité pour chacun de se faire connaître dans le plus profond de ses choix, et dans le respect des autres.
Le troisième est celui de l’espoir porté ensemble d’un avenir possible pour tous. Le goût de l’avenir, selon la formule de Max Weber, reprise par Jean Claude Guillebaud, a certainement besoin d’être de nouveau alimenté. Je cite Max Weber : « Qui donc, de nos jours, croit – à l’exception de quelques grands enfants que l’on rencontre parmi les spécialistes – que les connaissances astronomiques, biologiques, physiques ou cliniques pourraient nous enseigner quelque chose sur le sens du monde, ou même nous aider à trouver les traces de ce sens, si jamais il existe. » Je crains en effet beaucoup l’impact à la fois très rationaliste et très réducteur de courants de pensée qui paraissent prendre appui sur ce qui se vérifie, et sur une technicité triomphante devenue inconsciemment croyante, au mépris de l’expérience humaine ! Je crains d’autant plus cette évolution que j’observe ses méfaits dans deux domaines au moins : l’approche de l’humain, et l’impact de l’individualisme.
L’approche de l’humain s’est fragmentée sous l’effet du découpage scientifique des disciplines, jusqu’à remettre en cause l’unité et l’identité de l’homme : on parle de bioéthique, mais on cherche à justifier des manipulations qui anéantissent la dignité humaine. Il faut repenser l’humain ; croyants, agnostiques et non-croyants y sont convoqués : où se trouvent les vraies frontières de la détermination, de la décision éthique ? quels sont nos choix, concernant le développement et la protection de la vie ?
Quant à l’impact de l’individualisme, il nous interroge parce qu’il justifie une approche nouvelle des singularités humaines. Tous, croyants, agnostiques et non-croyants, nous avons à découvrir et à comprendre les chances d’un individualisme nouveau : qu’il ne devienne pas l’occasion de s’enfermer chacun sur soi ; au contraire, qu’il permette de conjuguer les forces de liberté de la personne humaine et le projet d’un vrai vivre ensemble.
On peut s’interroger comme l’essayiste Jean-Claude Guillebaud, dans la conclusion de son ouvrage, La force de conviction : « à certains moments, nous avons l’impression que l’histoire humaine s’achève, que vient le crépuscule, que tout est perdu. À d’autres moments, il nous semble au contraire que toutes ces choses attendues vont enfin commencer. Croire, c’est choisir. »
Je vois là comme une confirmation d’une invitation venue du Concile de Vatican II que j’ai cité plus haut : « On peut légitimement penser que l’avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer. »